L’eucharistie, l’acte d’amour par excellence (J.-M. Hennaux s.j.)

« Dans la mort de Jésus, l’histoire humaine tout entière parvient à sa consommation, à son sommet. Un homme de notre race a été jusqu’au bout de l’amour : il a fait de sa mort un acte parfait d’amour, s’abandonnant sans réserve entre les mains du Père (Lc 23,46) et entre les mains de ses frères pécheurs (Lc 23,33-34). Cet acte est indépassable : il porte d’un coup l’histoire à son accomplissement, et si celle-ci continue, c’est pour que les hommes entrent dans cet Acte, le fassent leur, acceptant d’être pris en lui, sanctifiés, consacrés par lui, qui les transforme et leur permet d’aller, eux aussi, jusqu’au bout de l’amour. L’Acte de mourir de Jésus sur la Croix est l’acte auquel l’humanité entière est suspendue, l’Acte qui la sanctifie et la consacre tout entière dans l’amour »[1].

L’instant est solennel. Jésus l’a voulu dans le cadre de la Pâque juive. Il connaît la haine de ceux qui refusent son témoignage. Il connaît celui qui va le trahir. En cet instant, Jésus prend sa vie en main et parle de lui-même comme d’un pain qui « doit être livré » et « saisi » par les hommes. Dans la maîtrise parfaite de ce qu’il est, le Don du Père, il donne sa vie, vérifie sa prédication, authentifie ses gestes de puissance, fait advenir le Royaume dont il a annoncé la venue sur les routes de Palestine. Jésus n’est pas seulement la victime passive innocente : « Ma vie, nul ne la prend, c’est moi qui la donne » (Jn 10,18). Sa vie lui appartient : il lui revient d’accomplir toutes les Ecritures par le don de Lui-même jusqu’à mourir. Il manifeste ainsi l’être de l’homme : être-de-don qui a capacité d’ordonner sa vie, de dire « oui » ou « non » au don qu’il est pour les autres et pour Dieu. Le Christ l’avait dit : « Celui qui aime sa vie la perd, et celui qui s’y attache en ce monde la gardera pour la Vie éternelle » (Jn 12,25). Sa vie, toute vie humaine, est faite pour être donnée. On ne réussit, on n’accomplit sa vie qu’en la donnant. « Il n’est pas de plus grand amour que de donner sa vie pour ses amis » (Jn 15,13). Jésus se fait pain de ses disciples, pain des hommes.

Jésus « se rompt lui-même, avant même d’être rompu par nous tous, ses frères pécheurs ; il se partage : consommant sa mort lui-même, il devient capable de se partager entre tous dans un partage où il est vraiment tout entier à chacun : il passe au Père dans les autres et, nous regardant tous, il dit : « Mon corps, c’est vous ». La Parole par laquelle il se livre est efficace : il est déjà mort, il vit déjà au cœur des siens. La Passion ne fera qu’accomplir ce qu’il a dit : les hommes seraient d’ailleurs bien incapables de faire mourir celui qui est la Vie, s’il ne voulait lui-même mourir pour eux et par eux, dans l’amour »[2].

La mémoire de ce don est un rite sacré confié par Lui à la mémoire des hommes. Elle est le mémorial et l’actualité d’un passé éternel. Ce don s’actualise en Eglise par l’Esprit Saint : « Pour accomplir le dessein de ton amour, il s’est livré lui-même à la mort et, par sa résurrection, il a détruit la mort et renouvelé la vie. Afin que notre vie ne soit plus à nous-mêmes, mais à lui qui est mort et ressuscité pour nous, il a envoyé d’auprès de toi, comme premier don fait aux croyants, l’Esprit qui poursuit son œuvre dans le monde et achève toute sanctification » (Prière eucharistique n°4). L’Acte du Christ ouvre dans l’Eglise le chemin de la communion avec Lui. Jésus Lui-même l’a demandé à ses disciples à ce moment : « Faites ceci en mémoire de moi » (Lc 22,19).

« L’Eglise est tout entière invitée à entrer dans l’Acte qui la sauve et la consacre : nous sommes sauvés, nous faisons de notre vie un acte d’amour parfait dans la mesure où « nous faisons ceci en mémoire de lui », dans la mesure où nous nous prenons, où nous nous rompons dans la mort à nous-mêmes et où nous devenons réellement le pain des autres, à la gloire du Père. L’Acte de mourir de Jésus, son acte parfait d’amour, est re-présenté (rendu présent dans un symbole) à l’humanité, jusqu’à la fin des siècles dans l’eucharistie. La messe est le moment où cet Acte nous rejoint et où nous le laissons s’emparer de nous, nous consacrer et nous « transsubstantier », pour que, nous aussi, nous allions jusqu’au bout de l’amour »[3].

 

[1] J.-M. HENNAUX, « Vœu et promesse. Supprimer les vœux temporaires ? », dans Vie Consacrée 44 (1972) 6.

[2] J.-M. HENNAUX, « Jusqu’au bout de l’amour (Jn 13,1) », dans Si tu savais le don de Dieu, Paris, Equipes Notre-Dame, 1982, p. 30.

[3] J.-M. HENNAUX, « Jusqu’au bout de l’amour (Jn 13,1) », dans Si tu savais le don de Dieu, Paris, Equipes Notre-Dame, 1982, p. 30.

 

P.Jacques SOMMET, L’honneur de la liberté, Centurion

du même auteur : « Passion des hommes et pardon de Dieu », Centurion.

Dachau. Une expérience spirituelle L’Eucharistie, une présence immédiate

Construire le corps de l’Église

Dans ce contexte l’Eucharistie doit avoir un sens extrêmement fort de rencontre immédiate et physique de Dieu en même temps que de transmutation, de « trans­substantiation » de l’épreuve humaine. Le mot de « présence réelle » prend tout son poids.

Recevoir l’Eucharistie et la distribuer, c’était pour chacun de ceux qui le faisaient la rencontre immédiate de Dieu en Jésus Christ, la rencontre avec le Christ évangélique. Une présence réelle et, ajouterais-je, une présence singulière, presque historique, et pourtant transcendante. Elle est là historiquement, matériellement, à travers les signes. C’est le geste de quelqu’un qui se donne. C’est vraiment le Dieu qui traverse cette condition où nous sommes et qui vient à moi par son Fils. Une présence immédiate, paradoxalement presque physique, en tout cas localisée. Il est là, je l’aurai tout à l’heure au coin de la baraque : nous nous rencontrerons.

Le deuxième aspect c’est évidemment la solidarité ecclésiale, le corps reconstruit. On passe de la rencontre du corps à corps, à la rencontre et à la construction d’un corps au sens collectif, c’est-à-dire d’une fraternité qui n’a pas sa solidité en elle-même, mais qui la tient de la fidélité, donc de la générosité de chacun. Une fraternité dans la grâce, c’est-à-dire fondée dans le fait qu’un Dieu est avec nous, que dans ce lieu une communauté existe, une communauté qui pense signifier quelque chose. On peut parler à ce sujet de l’Église découverte ou revécue à travers cette expérience. Peut-être, suivant les tempéraments, cet aspect est-il même premier pour certains. Mais rencontre de Dieu en Jésus Christ et fraternité sont en fait indissociables. Ce réseau eucharistique signifie donc le lien fraternel d’un corps collectif qui se construit là, le corps de l’Église.

Quel paradoxe et que signifie dans ce camp construire le corps de l’Église ? Beaucoup. C’est la puissance d’un groupe qui trouve, dans l’amour gratuit de Dieu partagé, la foi et la force de surmonter les difficultés, la force d’espérer même quand cette espérance traverse précisément les risques de mort. Cette expérience est si difficile pour d’autres, qui sont généreux. Je pense aux marxistes. Dire qu’ils construisent l’avenir alors qu’il disparaît, voilà qui reste pour moi moins éclairé, moins lumineux, moins justifiable. Pour penser un certain mode de résurrection, ils prennent la comparaison des feuilles qui à. l’automne s’accumulent pour préparer l’humus du prochain printemps. Cette image ne me semble pas tout à fait adéquate quand on sait tout le prix qu’il faut payer.