François Cassingena-Trévedy, moine de l’abbaye de Ligugé
Avent. « Adventus ». Non pas ce qui précède dans la linéarité du temps chronologique (avant), mais ce qui advient dans la densité, dans le secret abyssal du temps intérieur. Maintenant. Mais au vrai, que va-t-il nous arriver ? Que peut-il nous arriver ? Que nous arrive-t-il d’ores et déjà ? Une réalité que la liturgie de l’Avent nous désigne en termes prophétiques, poétiques, apocalyptiques, mais qui est d’abord et qui sera toujours éminemment intérieure. Ce qui nous arrive – ce qui nous arrive sans cesse, en fait, c’est le Royaume. Car le Royaume est à l’intérieur de nous (cf. Luc, 17, 21). Il est inutile, il est vain d’attendre, à l’horizon physique du monde, un monde sans catastrophes ni cataclysmes. Il est vain, il est inutile d’attendre, à l’horizon historique de l’humanité, une société, une cité idéale : la violence et la barbarie sont aussi vieilles que l’homme et auront sans aucun doute la vie aussi longue que la sienne. Il est tout aussi vain, il est tout aussi inutile, d’attendre même une Église idéale : inextricable du monde au milieu duquel elle chemine, l’Église sera toujours percluse d’infirmités. De nos infirmités, pour ne pas dire davantage. Partant, il est malhonnête de faire attendre indéfiniment, machinalement, à tout le monde, sous couleur politique ou religieuse, un monde idéal, une société idéale, une Église idéale. Ce n’est pas, ce n’est plus, ce ne peut plus être vers ces horizons-là, idéologiques, mensongers, infantiles, que regarde l’Avent véritable.
Reste le Royaume, possible, toujours possible, à l’intérieur de nous. Reste pour chacun de nous la possibilité – la présence modeste et mystérieuse – du Royaume. Reste à prendre la direction que le Seigneur suggère à Abraham lorsqu’il le met en marche. Littéralement : « Va vers toi ! » (Gn 12, 1). Reste, non le petit Jésus, mais le Fils de l’Homme qui prend lui-même cette direction que nous tardons tant à prendre, qui nous précède jusque dans notre domicile le plus intime, le plus misérable, voire le plus infect, et qui nous murmure avec une délicatesse indicible : « Descends vite ! Aujourd’hui il faut que je demeure chez toi » (Luc, 19, 5). L’on ne peut attendre du nouveau que de ce côté-là. « Jérusalem, regarde vers l’orient, et vois la joie qui te vient de ton Dieu », comme chante une autre antienne de l’Avent (Baruch, 4, 36). L’on ne peut qu’attendre le Royaume, que s’attendre au Royaume au plus profond de soi. Cette attente-là, l’attente de cet « advenir »-là, est décisive, car elle engage notre « devenir » même. Et sauf à verser dans l’utopie et le mensonge, rien d’important ne peut arriver au monde, autour de nous, si chacun de nous ne se tient pas à ces profondeurs-là, ne s’attend lui-même à cet endroit-là. Le Royaume ne peut advenir au monde s’il ne commence d’advenir en moi-même, puisque le Royaume a en chacun de nous son plus modeste et plus certain commencement. Inutile d’attendre passivement, paresseusement, qu’il advienne quelque chose d’heureux au monde, si je ne « deviens » pas.
« Et le Verbe s’est fait chair… » (Jean 1, 14) : cet Événement unique, à la fois infime et immense, qui est au terme de l’Avent et qui fait tout l’objet de notre attente – cet Événement attend mystérieusement chacun de nous, car c’est en chacun de nous qu’il se passe, car c’est de chacun de nous qu’il se fait. L’incarnation du Verbe « crèche » en chacun de nous et y élit domicile. Le Fils de l’Homme, l’Homme capital, l’Homme crucial, nous invite tous dans l’aventure de son incarnation. Chacun de nous peut offrir à la Parole vive – au Verbe – ce dont Il a besoin, Lui, dans son infinie pauvreté, pour se faire chair. Notre vrai « devenir » est Son « devenir » en nous. Là est toute la noblesse, toute la beauté de notre devenir d’hommes. Il n’y a pas de Dieu abstrait, ni théorique, ni absolu, ni général, ni monarque, ni obligatoire. Il n’y a, pour chacun de nous, obscurément faite de chacun de nous, qu’une « idiosyncrasie » de Dieu (autrement dit une incarnation singulière de la Parole), et il y a un Dieu exquis de la relation que ces idiosyncrasies diverses ont à cœur d’entretenir les unes avec les autres, à des profondeurs inédites. L’air du temps, largement reflété par les médias, oscille entre l’anxiété et l’impatience du consumérisme. L’Avent, l’austère Avent, le doux Avent, nous libère de celle-ci comme de celle-là.