Roi céleste, Consolateur, Esprit de Vérité,

Toi qui es partout présent et qui remplis tout,

Trésor des biens et donateur de vie,

Viens, fais ta demeure en nous,

Purifie-nous de toute souillure,

Et sauve nos âmes, toi qui es bon.


Commentaire de Olivier Clément

Telle est la prière à l’Esprit Saint la plus répandue dans l’Église orthodoxe. On ne commence jamais une action importante, que ce soit dans l’Église ou dans le monde, sans la prononcer. Dans l’Église, c’est la prière qui introduit à toute prière, car toute prière authentique se déploie dans le souffle de l’Esprit. « L’Esprit vient en aide à notre faiblesse, car nous ne savons quoi demander dans nos prières. Mais l’Esprit lui-même intercède pour nous par des gémissements ineffables » (Rm 8, 26). Notations qui valent pour notre prière dans le monde où seul l’Esprit peut unir le visible à l’invisible, lesquels, dit Maxime le Confesseur (1), doivent se symboliser mutuellement, – figure christique.

Le Christ en effet existe dans l’Esprit Saint et nous le communique. Son Corps ecclésial est le lieu d’où jaillit, ou bien sourd goutte à goutte, cette communication. Onction de Jésus, donc de son Corps, il oint les membres de celui-ci, les christifiant, faisant d’eux un peuple de prophètes. Si la Pentecôte commence au jour que décrivent symboliquement les Actes des apôtres, elle ne s’y enclôt pas. Elle continue, se déploie, ou s’enfouit, dans un élan finalement irréductible vers l’Ultime, tantôt en effet souterraine et tantôt éclatante, préparant et anticipant, dans l’eucharistie et dans les hommes eucharistiques, le retour de toutes choses en Christ.

 

Roi céleste, Consolateur, Esprit de Vérité

Le mot « roi » affirme la divinité de l’Esprit, comme l’a fait en 381 le deuxième Concile œcuménique. L’Esprit n’est pas une force anonyme, créée ou incréée, il est Dieu, un « mode » unique « de subsistance » de la divinité, une mystérieuse « hypostase » divine.

« Roi céleste » : ce dernier mot désigne ici la « Mer de la Divinité », comme dit la tradition syriaque. Roi est celui qui régit. L’Esprit du Père, qui repose dans le Fils, « Royaume du Père et Onction du Fils », dit, entre bien d’autres, saint Grégoire de Nysse (2), régit, c’est-à-dire sert, la communion des « hypostases » divines dont la Tradition, scrutant les Écritures, dit qu’il est la « troisième ». Il y a l’Un, le Père, il y a l’Autre, le Fils, et le dépassement de toute opposition se fait dans le Troisième, non par résorption de l’Autre dans l’Un, comme c’est le plus souvent le cas, semble-t-il, dans les spiritualités asiatiques et les gnoses, mais par une Différence trois fois sainte sans la moindre extériorité.

Simultanément, ce Roi vient à nous pour nous communiquer le céleste, pour nous réconforter, nous transmettre la vie ressuscitée. C’est pourquoi le Christ, dans l’Évangile de Jean, au Discours des Adieux, le nomme Paraclet, on traduit : le Consolateur, mieux vaudrait dire, avec les Anglais, le « comforter », celui qui conforte en donnant la vraie force. « L’autre Paraclet », dit Jésus, car ils sont inséparables : l’immense consolation, échange des vies, transfusion de force que recèle le Christ, c’est l’Esprit qui les décèle et les manifeste au long de l’histoire, selon les recherches, les angoisses, les intuitions qui déchirent ou exaltent celle-ci.

Roi céleste, Consolateur : dans l’Esprit, Dieu transcende sa propre transcendance, selon une trans-descendance aimante si l’on veut accepter ce terme, don que Dieu fait de lui-même qui, tout entier inaccessible, se rend tout entier participable. Comme le disait Vladimir Lossky, Dieu « franchit le mur de sa transcendance » dans l’Esprit Saint, par qui, en qui, le Logos, le Verbe, ne cesse de se manifester à travers les multiples expressions de la Sagesse et de la prophétie, « lumière éclairant tout homme qui vient dans le monde (3) », par qui, en qui, le Verbe ne cesse de se faire chair : car l’Incarnation du Verbe se réalise par l’Esprit – et par la liberté lucide et forte de la Vierge car l’Esprit est inséparable de la liberté.

C’est pourquoi, quand nous disons « Esprit de Vérité », ou, plus précisément, « de la Vérité », nous ne désignons pas une notion, un ensemble de concepts, un quelconque système – il y en a tant ! – mais Quelqu’un qui nous a dit qu’il était, qu’il est « le Chemin, la Vérité et la Vie », les mots « chemin » et « vie », inclus en celui qui est le Vrai, le Fidèle, le Véridique, désignant, semble-t-il, plus particulièrement le Saint-Esprit.

La Vérité, la révélation, inséparablement, de la vérité de Dieu et de celle de l’homme, c’est le Verbe incarné, le Dieu fait homme. C’est lui que l’Esprit nous rend présent dans les sacrements, les « mystères » de l’Église, dans l’Église mystère du Ressuscité, sacrement de résurrection grâce à (par la grâce de) l’Esprit Saint.

Le Christ chemine avec les pèlerins d’Emmaüs, mais ils ne le reconnaissent pas : sa parole pourtant, que porte son Souffle, embrase leur cœur. Et quand il rompt le pain déjà eucharistique, il se dévoile et, en même temps, se dérobe, il ne peut plus être là que dans l’Esprit Saint. C’est pourquoi l’Église Corps du Christ est aussi le Temple du Saint-Esprit. En Christ, l’Église est l’Église du Saint-Esprit.

 

 

Toi qui es partout présent et qui remplis tout

Tout est pénétré par la grâce, tout frémit, vibre, s’éveille dans le Souffle immense de la vie, comme l’arbre dans le vent, l’invisible à grandes brassées, comme la mer « aux mille sourires », comme l’élan qui pousse l’un vers l’autre l’homme et la femme. La langue française moderne a tendance à opposer l’esprit et la matière, ou encore, par un platonisme dégénéré, l’intelligible et le sensible. Mais l’Esprit Saint, Roua’h en hébreu, Pneuma en grec, Spiritus en latin, c’est le Souffle, le Vent qui souffle où il veut et dont on entend la voix (Jn 3, 8) car il porte la Parole et, en elle, le monde, les mondes visibles et invisibles.

Le mot Roua’h, dans les langues sémitiques, est tantôt du masculin et tantôt du féminin. Non qu’on puisse appauvrir, « naturaliser », la Trinité en une sorte de schéma familial : Père, Mère, Fils, mais parce que dans les signes confus de notre langage, viril est le feu de l’Esprit, féminin son murmure « à la limite du silence (4) » comme une mère qui berce son enfant en chantant à bouche close. Là peut-être pressentons-nous cette mystérieuse Sagesse qui traverse les derniers livres de l’Ancien Testament et nous rappelle que Dieu est « matriciant » (comme traduit André Chouraqui), rahamim, pluriel emphatique de rehem qui signifie matrice.

Saint Maxime le Confesseur évoque la présence de l’Esprit Saint dans l’existence même du monde, dans les êtres et les choses qui sont autant de logoï du Logos, de paroles que Dieu nous adresse. Paul, dans sa Lettre aux Ephésiens (4, 6), évoque le Dieu qui est au-dessus de tout, à travers tout et en tout. Le Père en effet est le Dieu toujours au-delà, principe de toute réalité. Le Verbe est le Logos qui structure le monde par ses idées-volonté créatrices. Et l’Esprit est véritablement Dieu en tout, qui vivifie et conduit toute chose à son accomplissement dans la beauté. Dieu ailé, désigné par des symboles de mouvement, d’envol, le vent, l’oiseau, le feu, l’eau vive, non pas la terre mais celui qui fait de la terre un sacrement.

 

Trésor des biens, donateur de vie

Le mot « bien », comme le mot « bon » à la fin de cette prière, a un sens ontologique, un sens qui concerne l’être, c’est-à-dire l’amour, car « Dieu est amour », répète saint Jean, et donc l’être rien d’autre que la profondeur et la densité inépuisable de cet amour. L’être, pourrait-on dire, est relationnel, et comme l’en-dedans (et le rayonnement) de la communion. Ainsi, les « biens » dont dispose l’Esprit, dont il est le « trésor », c’est-à-dire le lieu de donation et de diffusion, c’est la grâce, la vie ressuscitée, « la lumière de la vie », dit encore saint Jean. « Le Saint-Esprit devient en nous tout ce que les Écritures disent au sujet du Royaume de Dieu – la perle, le grain de sénevé, le ferment, l’eau, le feu, le pain et breuvage de vie, la chambre nuptiale … (5) »

C’est pourquoi le texte de la prière précise le mot « biens », qui pourrait avoir quelque chose de statique, par le mot « vie ». L’Esprit, comme dit le Credo de Nicée-Constantinople, est « donateur de vie ». Vie, il semble que ce soit le mot clé quand on parle de l’Esprit. Certes, en grec, on trouve deux termes distincts-bios ; pour désigner la vie biologique, et zoé pour désigner la vie spirituelle, à la limite, ou plutôt comme fondement et accomplissement, la vie ressuscitée en Christ. Mais sans doute ici ne faut-il pas distinguer, sinon des degrés croissants d’intensité. Tout ce qui est vivant est animé par le Souffle divin. Ainsi de ces structures invisibles, toujours en action, qui font que l’universelle tendance à la désagrégation, au chaos, à l’entropie, se trouve retournée en réintégration, en complexité de plus en plus subtile, de sorte que sans cesse la vie naît de la mort, figure élémentaire de la Croix, de la mort-résurrection. Un grand physicien a pu dire que le monde ruisselle d’intelligence ! L’Esprit est présent et actif dans tout ce qui est vivant, de la cellule à l’union mystique, en passant par ce grand mouvement de l’éros qui marque, intensifie toute existence et, par l’homme, la tend vers la grâce, vers l’agapè.

Pourtant, si l’on peut dire que toute vie, dans le monde, est portée par l’Esprit, par son énergie longtemps et souvent encore anonyme – ce que saint Irénée de Lyon, au II° siècle, nommait l’afflatus (6), cette vie est toujours liée à la mort. Mais depuis que le Christ est ressuscité, la source personnelle de l’afflatus, le Spiritus (pour reprendre le vocabulaire d’Irénée), est désormais dévoilée. Ou plutôt dévoilée-voilée, ce qui pourrait être une définition du sacrement, sinon ce serait déjà la Parousie. Or le Spiritus communique, à partir du calice eucharistique, une vie pure, une vie qui assume et comme retourne la mort : de sorte que tant de morts partielles, stigmates inévitables de nos existences, et finalement notre mort biologique, sont désormais des pâques, des passages initiatiques : on l’a dit, le voile peu à peu déchiré de l’amour. La mort, au sens global, à la fois physique et spirituel, est en quelque sorte derrière nous, ensevelie dans les eaux de notre baptême (de désir aussi, ou de larmes, ou de sang – que savons-nous ?). Le fond de notre existence n’est plus la mort mais l’Esprit. Et si nous faisons attention à cette présence, si nous creusons jusqu’à elle, jusqu’à ses grandes nappes de silence, de paix et de lumière, l’angoisse, en nous, se transforme en confiance, les larmes deviennent notre vêtement de noces, le vêtement du gueux – bon ou mauvais, qu’importe, dit l’évangile matthéen, invité au festin par pure grâce.

L’Esprit est aussi le Dieu caché, le Dieu secret, intérieur, ce dépassement qui s’identifie à la racine même de notre être, ce débordement du cœur qui devient attestation, et nous permet de dire que le Christ est Seigneur et de murmurer en lui, avec lui, Abba Père, un mot de tendresse, de confiance et de respect. L’Esprit embrase le cœur, dessille en nous l’ »œil du cœur », l’ »œil de feu » qui décèle en tout homme l’image de Dieu et, dans les choses, le « buisson ardent » du Christ qui vient. « L’œil par lequel je vois Dieu et l’œil par lequel Dieu me voit sont un seul œil, le même », disait Maître Eckhart (7), et cet œil unique, c’est l’Esprit dans le Christ vrai Dieu et vrai homme. La prison de l’espace-temps se fissure, une respiration plus profonde s’ouvre en nous avec une joie déchirante, nous « respirons l’Esprit », selon l’admirable formule de saint Grégoire le Sinaïte (8). Alors, devenant peu à peu « séparés de tous et unis à tous (9) », nous commençons à aimer vraiment, d’un amour qui ne soit ni de perte ni de conquête.

L’œil du cœur, l’œil ouvert par l’Esprit, devine, pour parler comme le métropolite Georges Khodr, le Christ qui dort au secret des religions et, ajouterai-je, au secret des humanismes et des athéismes providentiellement révoltés par tant de caricatures de Dieu. L’œil du cœur voit, non seulement l’Église dans le monde, forme sociologique si souvent dérisoire, mais le monde dans l’Église, une Église sans frontières où la communion des saints s’élargit en communion de tous les grands vivants, créateurs de vie, de justice et de beauté, de tous les grands déchirés aussi qui voulurent « en finir avec le jugement de Dieu », comme Antonin Artaud, pressentant peut-être, nous contraignant à pressentir que « la croix est le jugement du jugement (10) ».

Au cœur de cette Église sans limites, de cet « amour sans limites » comme intitulait son plus beau livre « un Moine de l’Église d’Orient », on devine, on célèbre Marie, la Mère de Dieu, celle qui, en acceptant l’Esprit pour enfanter le Verbe, a dénoué la tragédie de la liberté humaine. Car l’Esprit, accueilli par notre liberté, la libère et la féconde ; lui offre un espace infini de création, la pétrit d’éternité. C’est pourquoi l’Église orthodoxe emploie la même expression pour qualifier et l’Esprit et la Vierge : l’Esprit panhagion, de toute sainteté, et la Vierge panhagia…

 

 

Viens et fais ta demeure en nous 

Viens, dit alors notre prière. L’Esprit, a-t-elle d’abord attesté, est partout présent et remplit tout. Pourtant, maintenant, elle nous fait implorer : Viens. Si mous devons appeler ainsi celui qui nous appelle, c’est que, de toute évidence, lui qui remplit tout ne nous remplit pas.

Dieu, quand il crée et maintient le monde, d’une certaine manière se retire pour donner à ses créatures leur consistance propre. Et cet espacement, comme disent les Pères, s’inscrit dans la liberté de l’homme – et de l’ange : celui-ci donne au refus de l’homme, à l’exil volontaire du « fils prodigue », une portée cosmique, de sorte que la beauté du monde, originellement de célébration, devient magique, nostalgique, lourde de tristesse, glissant vers un engourdissement désespéré. De sorte aussi que la splendeur de l’éros peut devenir une rage de possession, une drogue, dans l’ignorance et la destruction de l’autre. L’Esprit qui nous porte, nous donne vie, nous entoure comme une atmosphère prête à pénétrer par la moindre faille de l’âme, ne peut le faire sans notre consentement, sans notre appel. Il nous faut prier : Viens.

« Viens, Personne inconnaissable ; Viens, joie incessante, Viens, lumière sans déclin… Viens, résurrection des morts… Viens, toi qui toujours restes immuable et qui, à toute heure, te meus et viens vers nous, couchés dans l’enfer… Viens, mon souffle et ma vie (11). » Telle est bien la part de l’homme, et la demande se précise.

Le monde a sa demeure dans l’Esprit. Cet univers que nous pouvons sonder jusqu’à des milliards d’années-lumière, saint Benoît de Nursie l’a vu soudain comme un grain de poussière dans un rayon de la lumière divine. Le saint pape Grégoire le Grand rapporta cette vision dans ses Dialogues et saint Grégoire Palamas comprenait ce rayon comme les énergies divines qui rayonnent à travers l’Esprit Saint.

La création n’existe que parce que Dieu la veut, l’aime, la sauvegarde, mais en même temps il est exclu par l’homme du cœur de cette création – car ce cœur est l’homme lui-même. On peut donc avancer que si la création a sa demeure en Dieu, Dieu ne peut avoir sa demeure en elle, car l’homme détient comme un pouvoir des clés inversé, luciférien : il peut fermer à Dieu l’univers. Ainsi viennent les forces du néant, paradoxalement substantialisé.

Marie a rendu à Dieu, « ce roi sans cité (12) », une cité, une demeure. Elle lui a permis de s’incarner au cœur même de sa création, comme pour la re-créer. « Dieu a créé le monde pour trouver une mère », disait Nicolas Cabasilas. L’humanité accueille son Dieu par la liberté, dans le sein de Marie. Jésus n’a pas une pierre où poser sa tête, sinon dans l’amour « marial » de ceux qui l’accueillent. L’Esprit, qui est, de toute éternité, la demeure du Fils, peut faire de chacun de nous la demeure du Fils incarné. À une condition fondamentale, que l’homme prie : viens et fais ta demeure en nous, purifie-nous de toute souillure.

 

 

Purifie-nous de toute souillure

Oh, il suffit sans doute d’une étincelle de joie mêlée de gratitude, il suffit sans doute, devant le mur d’Hippolyte 913) ou de Sartre, d’un soupir d’angoisse où s’effondre la suffisance, d’un recul devant l’horreur – non, je ne veux pas être complice , d’un regard d’enfant dont l’innocence étonnée me démasque, d’un moment de paix où le cœur s’éveille : seulement des visages, et la face cachée de la terre, la terre-ange (14) la terre céleste, la terre sacrement que j’évoquais tout à l’heure à propos de l’extase, à la fois céleste et tellurique, d’un Aliocha Karamazov.

S’il y a une Béatitude qu’aiment particulièrement les spirituels de l’Orient chrétien, c’est : « Bienheureux les cœurs purs car ils verront Dieu. » Cette Béatitude n’est pas de l’ordre de la morale comme on l’interprète trop souvent. Il s’agit de l’ouverture et de la limpidité de l’ »œil du cœur » : miroir souillé, qu’il importe de nettoyer et de polir, source ensevelie sous une vie effondrée, et qu’il faut dégager pour que vienne l’eau vive.

Le cœur, ce centre le plus central où le tout de l’homme – l’intelligence, l’ardeur, le désir, est appelé à se rassembler pour se dépasser en Dieu, le cœur doit être purifié non seulement des « mauvaises pensées », obsession culpabilisante, mais de toute pensée. Alors, immergée dans sa propre lumière, qui ne peut être qu’une transparence, la conscience de la conscience devient « point nul », pur accueil, une coupe offerte, l’humble calice où peut descendre, pour nous recréer, Pentecôte intériorisée, le feu de l’Esprit.

Ce thème de la souillure – de la corruption, disent les ascètes – nous renvoie aux textes les plus fondamentaux de l’Évangile, à la révolution évangélique qui libère l’homme de la mécanique infiniment complexe et codifiée du sacré et du profane, du pur et de l’impur. Ce qui souille l’homme, dit Jésus, ce n’est pas d’oublier de se laver rituellement les mains, ce n’est pas ce qui entre dans sa bouche selon une diététique du permis et du défendu. Saint Augustin a été manichéen pendant plusieurs années, on lui avait communiqué toute une gnose pour distinguer le lumineux et le ténébreux – ténèbres du jambon par exemple et lumière du melon ! Et aujourd’hui, plus nous sommes gavés, plus nous cherchons des distinctions analogues, le sacré étant constitué par la sveltesse du corps que l’on veut toujours jeune !

Mais, dit Jésus, ce qui souille c’est ce qui sort de la bouche de l’homme, venant de son cœur : les dialogismoï ; le jeu aveugle de la peur ; de la haine, de la libido narcissique, l’orgueil, l’avidité, la « folie ». Ces suggestions affleurent dans le cœur, venant des abîmes de l’inconscient – personnel, mais aussi collectif, selon les hypnoses de la politique, et il faut savoir les jeter au feu de l’Esprit, pour qu’elles se consument ou se transfigurent… C’est ainsi qu’on peut tuer la souillure, la corruption, dans sa racine. Laquelle n’est autre que la mort et ses masques innombrables. La souillure apparaît alors comme tout ce qui isole ou confond, bloque et dévie les forces de la vie, empêche l’homme de comprendre qu’il a besoin d’être sauvé, sinon il va mourir et il n’y aura que le néant ou les cauchemars du néant. Tout ce qui empêche les hommes de comprendre qu’ils forment un unique Adam, membres du même Corps, membres les uns des autres. Et nous ne pouvons par nous-mêmes nous laver de toute cette suie. C’est pourquoi nous implorons l’Esprit : Viens et purifie-nous de toute souillure.

La meilleure psychanalyse ne peut – et certes c’est beaucoup – que nous rendre lucides sur les jeux et les enjeux en nous du désir et de la mort, elle permet de possibles déplacements qui nous soulagent, comme on fait glisser un fardeau d’une épaule sur l’autre. Mais sans véritable libération. Freud tenait Helmholtz pour son dieu parce qu’il avait découvert la loi de la conservation de l’énergie. Cette énergie – ici vitale, psychique – déplacée mais toujours conservée, seule la venue de la grâce, la venue de l’Esprit peut la pacifier et la métamorphoser dans la joie pascale. Le couvercle de mort est brisé. Ou : cette fois, on ne se contente pas de changer les meubles de place, on ouvre les fenêtres et le Vent de l’Ailleurs entre et purifie l’atmosphère.

Oui, implorer l’Esprit de profundis, des entrailles de la terre, par une ascèse d’abandon, une ascèse de confiance et d’humilité.

 

Et sauve nos âmes

Sauver – c’est-à-dire rendre sauf, rendre sain (saint), c’est donc libérer de la mort et de l’enfer, de cette « vie morte » que nous confondons si souvent avec la vie, du meurtre de l’autre et du meurtre de soi, sans doute du meurtre de Dieu. L’homme est créé du néant et, s’il se laisse posséder par la peur et par la fuite désespérée ou paroxystique devant cette peur, il va à l’illusion, à ses rêves, ou à la lucidité sans issue qui dévoile l’amour offensé.

Le Christ « descend » dans l’enfer et dans 1a mort, dans les ravins nocturnes où l’être s’exténue, pour en arracher chacun et l’humanité tout entière. Le Christ fait de toutes les blessures de nos âmes, les identifiant aux siennes, autant de sources de lumière – la « lumière de la vie », la lumière du Saint-Esprit. Le Christ transforme à Cana toutes nos sèves en vin qu’embrase le feu de l’Esprit. Il donne la terre des vivants à ceux qui n’enterrent pas leurs « talents » mais les multiplient. Le salut n’est pas seulement un sauvetage mais une vivification.

C’est pourquoi lorsque la prière dit : Sauve nos âmes, il ne s’agit pas d’un spiritualisme, d’un salut qui consisterait à libérer l’âme de la prison du corps. L’âme, ici, désigne la personne qui transcende et fait exister tout notre être, qui le rend opaque ou lumineux ; même l’esclavage de l’horreur peut se transformer en blasphème ou en cri de foi, comme le montre l’exemple contrasté des larrons crucifiés à la droite et à la gauche du Christ. On pourrait dire encore que l’âme c’est la vie dans son unité où le visible devient le symbole de l’invisible et l’invisible le sens du visible. On le voit bien dans certains textes évangéliques où l’on ne sait s’il faut traduire par « âme » ou par « vie ».

L’âme sauvée, mêlée au souffle de l’Esprit, pénètre à partir du cœur – « ce corps au plus profond du corps », dit Palamas (15) – toutes nos facultés, tous nos sens, voire l’ambiance humaine et cosmique. Ainsi se prépare, s’anticipe par saturation de vie, – « mon corps se meurt, mais jamais je ne me suis senti aussi vivant » , la résurrection des morts dans l’unité de l’Adam total et la transfiguration du cosmos : quand l’Esprit Saint, l’Esprit de résurrection, se révélera pleinement, lui l’Inconnu, à travers la communion des visages, des corps devenus visages, de la terre « image de l’image » où les âmes puiseront des corps à la fois fidèles à leur secret originel et renouvelés dans l’Ultime.

…sauve nos âmes, toi

La prière culmine à ce « toi » qui rappelle que l’Esprit est une « personne » cachée mais bien réelle, que nous entendons parler, que nous voyons agir dans les Actes des apôtres. Une personne, rappelons-le, non au sens psychologique et social qu’a pris ce mot, mais une « hypostase », c’est-à-dire Dieu lui-même se faisant notre souffle, notre profondeur insondable, notre vie. Entre notre appartenance écrasante au monde des choses et notre certitude irréductible d’être autre chose, cette lame de feu indestructible – l’Esprit.

Et la conclusion :

 

Toi qui es bon

Il faut revenir sur la résonance ontologique, à la fois hébraïque et grecque, du mot « bon ». Dans la Genèse, à la fin de chaque journée symbolique du processus créateur, on lit : « Et Dieu vit que cela était tob », terme qui signifie à la fois beau et bon. C’est pourquoi dans la version grecque de la Septante, réalisée à Alexandrie entre le V° et le II° siècle avant notre ère, tob est traduit par kalon, qui signifie beau, et non par agathon, bon. Il s’agit de la plénitude de l’être qui, créé et recréé par le Verbe, animé et accompli par l’Esprit, reflète la vie divine et, par l’homme, redevenu en Christ créateur créé, est appelé à s’unir à elle. Vocabulaire d’artisan, ou de paysan, pour qui le bon, s’il est vraiment bon, ne peut être que beau. Laissons là nos distinctions d’esthètes : les vieux outils étaient beaux parce qu’ils étaient utiles.

La bonté-beauté de l’Esprit désigne cette extase de Dieu dans sa création, cette extase qui fait en même temps l’unité et la diversité de celle-ci. L’action de l’Esprit, dit Denys l’Aréopagite, consiste justement dans cette expansion de l’Uni-Diversité trinitaire dans le monde où le multiple est devenu guerre, afin de l’amener, non à quelque résorption dans l’indifférencié, mais à une harmonie d’autant plus vibrante qu’elle naît de l’extrême tension des contraires. Dans l’Esprit, en effet, « ce qui s’oppose s’accorde, dit Héraclite, de ce qui diffère résulte la plus belle harmonie (16) … » Car ce n’est pas seulement l’unité, comme le pense vaguement un spiritualisme gluant, c’est aussi la différence qui provient de Dieu et le nomme. L’Esprit de bonté et de beauté préserve définitivement, dans l’unité du Christ, la figure unique de chaque créature : « Leur être entier sera sauvé et vivra pleinement et à jamais (17). » L’Esprit, disait Serge Boulgakov, est l’Hypostase de la Beauté, une beauté où s’exprime la force de la bonté.

Ici s’impose le thème de la déification : « Dieu s’est fait homme pour que l’homme puisse devenir Dieu », disent les Pères, non pas en évacuant son humanité, mais en lui donnant sa plénitude en Christ, sous les flammes de l’Esprit. Athanase d’Alexandrie précisait : « Dieu s’est fait sarcophore (porteur de la chair) pour que l’homme puisse devenir pneumatophore (porteur de l’Esprit) (18). » Chez l’homme sanctifié, en effet, pour employer un vocabulaire spatial approximatif mais significatif, l’âme, pénétrée par le Souffle, n’est plus dans le corps, c’est le corps qui est dans l’âme et, par elle, dans l’Esprit. La boue originelle est devenue « corps spirituel », corps de Souffle.

La bonté de l’Esprit ne se manifeste pas seulement dans la transfiguration parfois évidente des saints, mais dans tant d’humbles gestes qui refont inlassablement le tissu de l’être que la haine et la cruauté déchirent. L’Esprit est le grand ravaudeur du quotidien : comme ces très vieilles femmes au visage d’argile craquelée, chrysalide qui s’ouvre peu à peu pour laisser s’échapper, au moment de la mort, le corps de Souffle.

La beauté de l’Esprit s’exprime dans la qualité d’un regard qui ne juge pas mais accueille et fait exister. Dans la bouche-oiseau du sourire.

Toi qui es bonté, toi qui es beauté, toi qui es plénitude dans le sacrement de l’instant, viens ! Toi qui es le souffle de mon souffle et « la vie de ma vie », comme disait saint Augustin.

Au cœur de toute action sacramentelle, éminemment de l’eucharistie, prend nécessairement place l’épiclèse, cette supplication adressée au Père, source de la divinité, pour qu’il envoie son Esprit Saint « sur nous et sur les dons que voici », le pain et le vin quand il s’agit de l’eucharistie. Afin d’intégrer au corps du Christ l’assemblée comme offrande et l’offrande de l’assemblée.

La prière que je viens maladroitement de commenter est une immense épiclèse, une épiclèse sur l’humanité et le cosmos pour qu’advienne le Royaume dont une très ancienne variante du Notre Père nous dit qu’il n’est autre que le Saint-Esprit.

 

NOTES

  1. Mystagogie 2.
  2. De l’oraison dominicale,
  3. Cf. Paul Florensky, La Colonne et le Fondement de la vérité, L’Âge d’himme, Lausanne, 1975, p. 94 s.
  4. C’est ainsi qu’on peut traduire le v. 9 du Prologue de saint Jean.
  5. 1 R 19, 12.
  6. S. Syméon le Nouveau Théologien, Sermon 90.
  7. Contre les hérésies, IV, 2.1.
  8. Sermon n° 12.
  9. Petite philocalie de la prière du cœur, Paris, 1953, p. 250.
  10. Évagre le Pontique, in I. Hausherr, Les Leçons d’un contemplatif, Paris, 1960, p. 187.
  11. S. Maxime le Confesseur, Questions à Thalassius, 43.
  12. S. Syméon le Nouveau Théologien, Préface des Hymnes de l’amour divin.
  13. S. Nicolas Cabasilas, Homélies mariales.
  14. Dans L’Idiot, de Dostoïevski.
  15. Cf. Henry Corbin, « La terre est un ange », in Terre céleste et corps de résurrection, Paris, 1960, p. 23 s.
  16. Cf. Jean Meyendorff. Introduction à l’étude de Grégoire Palamas, Paris, 1959, p. 211.
  17. Fragment 8.
  18. S. Denys l’Aréopagite, Noms divins. VIII, 9.
  19. Sur l’incarnation et contre les Ariens. PG 26, 96.